À la terrasse du Cordina, où l’on s’attable pour voir le passage bizarrement ralenti des touristes sur Republic Street. on est à peu près au centre exact de La Valette, cette Naples guindée, comme relue par un Frank Lloyd Wright de la Renaissance. La géométrie très stricte de la ville, qui évoque par ailleurs des images de San Francisco, n’empêche pourtant pas qu’on puisse s’y perdre, brièvement, avant de rejoindre immanquablement les remparts. Il y a dans l’air une chaleur presque bourdonnante. Elle accuse le mystère des maisons qu’on devine fraîches, à l’abri des volets qui n’auront jamais mérité mieux qu’ici de s’appeler jalousies. Bizarrerie des noms communs dès que s’y mêlent des sentiments trop fréquentés. Ainsi, de celui qui joue au solitaire de l’autre côté d’un volet, on peut dire qu’il fait une patience derrière sa Jalousie. Ça ouvre des perspectives. Toute l’île est d’ailleurs propice à ce genre de conjectures : celui qui n’y est jamais venu la situe souvent trop à l’est, victime d’une confusion fréquente avec Chypre ou la Crète. Du coup, tout ce qui arrête ici le regard (des remparts, surtout, ou des palais décrépits) éveille le doute, convoque l’indécision. Les concentrations côtières, outre qu’elles ressemblent aux horreurs ordinaires qu’on trouve partout de la Costa Brava à la Sicile, laissent toujours voir quelque détail curieux : villas à l’abandon, criques hostiles – l’absence de plages est assurément l’un des meilleurs agréments du pays-, rues qui ne mènent nulle part. A cela s’ajoute la présence furtive des habitants, silhouettes discrètes se faufilant dans les rets d’une généalogie ouverte aux quatre vents, et où se mêlent l’Anglais, le Tunisien, le Sicilien, le Libanais. Plus tard, dans un magazine, on lit que le Maltais ressemble à sa terre, « un tendre calcaire globigerineux« . Un peu anxieux, on se réfère au dictionnaire qui donne, pour globigerine : « protozoaire pélagique, foraminifère actuel ou fossile ». Nous voilà rassurés.
Dans la Ville Silencieuse, c’est encore différent. Les portes aux heurtoirs ouvrages restent obstinément fermées, on ne peut rien voir des jardins. Mdina, l’ancienne capitale. semble refuser avec l’énergie du désespoir son sort de ville musée. Alors, elle se referme un peu plus, laissant voir crânement son inhospitalité. Son surnom n’est pas usurpé : nulle part ailleurs un bruit de pas peut résonner ainsi, comme un cœur lourd. Quelque chose ici intime le respect, on se retrouve à chuchoter très naturellement pour ne pas déranger les pierres. Dans ce silence magnifique, des bribes de Schumann zèbrent l’air comme une griffe. Il faut venir jusqu’ici pour savoir écouter. Et comprendre vaguement que ce qui te lie aux musiques que tu aimes ressemble à une effraction. Les portes de Mdina ne s’ouvriront pas, mais tu en forceras d’autres. En quittant la citadelle, on cesse d’être un intrus. Il est très difficile d’expliquer pourquoi on le regrette. Reste à retrouver, ailleurs, cette qualité d’hostilité défensive sur laquelle il est si bon d’affûter sa présence. Diverses rencontres y pourvoiront. La ville silencieuse restera inviolée dans un recoin du fatras sentimental, entre l’orgueil et le refus. On y retournera.
10 juillet 1996