– Que vient faire un autobus dans cette histoire ?
– L’autobus me semble une grosse machine photographique, un pied miraculeux où l’on fixerait un appareil imaginaire, un pied tournant et dynamique. La vitre, qui découpe une succession d’extérieurs, est un cadre tout tracé. Le feu rouge, qui arrête la machine, comme le déclic. L’autobus imprime une mobilité photographique que ne pourrait donner ni la marche, trop lente et laborieuse (combien faut-il de kilomètres pour attraper une bonne photo ?), ni la voiture, trop rapide et trop basse : il y a aussi que l’autobus surplombe un peu tous les encombrements, et dégage la vue comme le menthol dégage les sinus : il est à la fois traveling, grue, panoramique… L’autobus saisit en un clin d’œil une multitude de corps, de visages, de mouvements et d’attitudes. Il est comme un gros œil de mouche, un œil à facettes, un œil rotatif si l’on imagine que chaque facette de l’œil de l’insecte détermine une vision distincte. Il est génialement voyeur parce qu’on y voit sans se faire voir : les gens dans la rue ne prennent pas garde aux autobus comme aux autres passants, ils ne cherchent pas à voir à l’intérieur, et d’ailleurs, avant la nuit, contrairement à une terrasse de café, ils sont beaucoup plus sombres que la rue. C’est une machine photographique double, en ce qu’à l’intérieur, dans cette demi-obscurité (mais rien de meilleur qu’un double éclairage de côté), il se crée des associations imprévues de physionomies. D’un côté l’infini, à l’extérieur, et à l’intérieur la distance minimale. On profite d’une proximité qu’aucun photographe de rue ne pourrait obtenir : le sujet choisi est comme plaqué, immobilisé, épinglé, démuni à sa place. On peut le surprendre, il n’oserait protester…
– Vous vous trompez, l’autobus n’est pas une machine photographique, c’est une machine cinématographique, ce n’est qu’un gros traveling…
– Non, ce ne serait qu’une machine aveugle, emballée, qui a rompu ses freins, mais elle transporte la fixité du voyageur, et son œil découpe le mouvement en une multitude de photographies. Voyez l’œil du voyageur qui regarde par la vitre, comme par la vitre d’un train (mais le train est trop rapide, et l’œil est affolé), il va et vient dans le sens inverse à celui du mouvement de la machine, et chaque fixité à l’intérieur de cette mobilité, chaque instant de pose, d’intérêt, est une sorte de déclic…
– Votre comparaison n’est belle que parce qu’elle est impossible, désespérée : aucun appareil, même au millième de seconde, ne pourra suivre correctement le mouvement de la machine, vous bénéficierez peut-être de feux rouges, mais ils seront hasardeux, et vous aurez du reflet dans la vitre. Quant à l’intérieur, le climat social de l’autobus, cette convenance, cette espèce de respect immanent entre les voyageurs sont tels que vous devrez fuir comme un voleur à la première photo, et sauter d’autobus en autobus, cela vous rendra la vie impossible. Votre autobus-photo est bien imaginaire : une fois de plus vous parlez de votre incapacité à prendre des photos…
Hervé Guibert – L’Image fantôme