Catégorie : Reste

#212

Être ravi par la neige, voilà ce que j’appelle écrire.

D’un mouvement circulaire de la main sur la toile cirée, en plusieurs passages rassembler les miettes en une colline aplatie et la pousser pour les faire tomber à la limite de la table dans l’autre main en forme de coupe, les jeter dans la bouche grande ouverte, renversée en arrière, voilà ce que j’appelle écrire.

Assis dans une voiture à l’arrêt, à côté de l’enfant endormi, regarder les gouttes de pluie glisser sur le pare-brise en sinuant, accélérant, se rejoignant et se fondant, peu à peu troublant la vision, et par un coup d’essuie-glace, rendre la vitre transparente, voilà ce que j’appelle écrire.

Hors de tout regard, enlever ses chaussures puis ses chaussettes, dédaigner le monde proposé par la fenêtre, de la pointe du couteau racler la pâte noir accumulée sous les ongles du pied posé sur le genou, recueillir les fils de laine ou de coton arrachés par frottement et les enrouler en un cocon qui pourrait accueillir une fourmi, arracher un ongle qu’on laissait croître à dessein, voilà ce que j’appelle écrire.

Fermer les yeux et s’approcher d’un sexe, entrer dans son odeur, sentir les poils sur son visage, oublier le nom de l’amour, et comme le plongeur qui revient à la surface, ouvrir la bouche, voilà ce que j’appelle écrire.

Se taire jusqu’à sentir la forme des phrases dans son corps, voilà ce que j’appelle écrire.

S’asseoir devant la table de la cuisine après avoir lavé la vaisselle et balayé, quand les autres sont allés au lit, en compagnie d’un verre d’eau, de l’horloge au mur, de la fatigue, voilà ce que j’appelle écrire.

Regarder les rainures du parquet, la forme des nuages, la condensation sur une vitre, le mouvement de la mouche, les frissons de l’eau d’une flaque sous le vent, regarder jusqu’à oublier son regard, jusqu’à s’oublier, voilà ce que j’appelle écrire.

Marcher en descendant l’escalier, puis dans la rue, entrer dans l’épicerie, contrôler chaque pas, ralentir chaque mouvement, retenir ses mots et demander sobrement une bouteille de vin, aux questions répondre que la précédente a été perdue, s’en aller en ignorant les rires et revenir chez soi, voilà ce que j’appelle écrire.

S’asseoir, fermer les yeux, laisser venir chaque sensation, chaque douleur, les laisser tomber, se déposer en offrande, faire face à ce qui s’ouvre sans savoir si c’est silence ou vide, entrer, laisser cela encore, voilà ce que j’appelle écrire.

Ne pas écrire, voilà ce que j’appelle écrire.

#184

nous (qui énonce mentant?)

allions (nul passé, tout est)

heureux (abstention de l’obscène)

ensemble (désunir, diviser)

cinema trois

c’est le cadeau du frère et la première fois et à quoi s’attendre la déception bien sur mais la surprise surtout et l’espace avant tout dépassant celui de l’église du dimanche et le rouge celui du sang que l’on ne sait pas encore entre les cuisses des femmes ni gonfler lèvres et sexe le rouge sur lequel on est assis et le mineur avec sa trompette venu de loin comme s’il avait inventé ce qui allait suivre et plus jeune par son espièglerie que moi loki insaisissable et tout n’est pas saisi compris ébahi étourdi ne restent sorti dans la nuit comme découverte que les abysses et les sauts ascension dans un orgue et le ciel très haut la peur comme si tout était vrai et l’enchantement et l’amour était là une de ses illusions encore là profond

Le beau froid du sud clair jusque dans la nuit, le fil du couteau, le tranchant du givre, et les étoiles fidèles. Les rues étaient vides, sans ombres, nous marchions vite, dans la joie d’avoir dévoré et bu, et avides encore, nous marchions à trois sans que rien ne s’oppose. Au fond, en haut, de la salle vide, les pieds sur les fauteuils, à regarder les deux filles, belles, sales, perdues, vives. Le plus beau feu est celui des gitans.

Il n’y a pas d’hiver, seulement le soir, le tram pour aller de l’autre côté où la ville devient banlieue et perd l’histoire, l’assoupissement d’après -dîner dans l’attente, le balancement du mot rotaie… et le retour à soi en cherchant l’adresse dans l’opuscule, et après avoir calé les sacs et les membres dans une posture oblique, tout est lenteur. Les plans séquences. Le Tage. Le fado étiré. La main qui coule. Glisse. Se pose sur l’autre main.

Musique de l’ennui

Elle est parfaitement élevée, dressée, droite et assise, de profil, les cheveux lisses, nouées en une queue de cheval verticale, immobile, aux notes arpégées dévalant le clavier elle se lève d’un coup, se bloquant peu avant de rejoindre la station verticale et son bras enjambe la partition pour atteindre l’angle de la page double opposée et au dernier moment la tourne en l’amenant vers elle en même temps qu’elle se rassoit, puis bientôt se relève à nouveau et le mouvement oscillatoire, régulier, silencieux efface peu à peu les nappes, les volutes, les déroulements.

#76

C’est une mer. Étale. Le matin est loin. La chaleur s’est développée, elle donne le ton, contient, enveloppe. Chaque chose est en relation avec elle, et pour chaque chose c’est la relation privilégiée. Le ciel est une brume incertaine, incertaine même d’être brumeuse, l’écume un frisson. Tout est à plat: ne reste que la dimension de la fuite.

Traduction défiant l’auteur

moi, Tristan Mat,
traduisant ce poème,
défie Guy Bennett
de le nier.

#55

Un seul monde pour toute ces vies
Toute ces morts pour une seule lune
Une seule nuit pour toutes les heures
Tous les mots pour le seul silence

tre per tre

dans la tonne de l’été

entre les nodules du souvenir

attendant le vent

*

sueur mon suaire

une traduction parfaite?

sudore mio sudario

*

un carré impair

suit le nombre huit

découpe la journée

Généalogie

On en a trop des maîtres, des faux frères, des camarades, des pères putatifs, des soeurs indécises, des chiens infidèles, des arbres de sagesse, des poètes déchus, des livres à avoir lu, des prophètes qui ont raison, des raisons retournées, des sautes de vent, des phrases en suspens, des faux amis, des frères de sang, des aveux en poussière, des pays natals, des regrets d’être né, des triangulations, des identités remarquables, des maîtresses impénitentes, des paludes, des internationales, des débuts de roman.

Rencontre

Des trains se croisent sans se heurter, sans provoquer de catastrophe. Ils s’approchent l’un de l’autre. L’air claque de leur vitesse additionnée au moment où ils se frôlent, puis l’espace croit à nouveau entre eux, l’espace s’ouvre, englobe les gares, les tunnels, les prairies et, si la notion est maintenue, l’univers tout entier. Rêvant, considérant la courbure de l’espace, on pourrait imaginer une autre rencontre, tout ce qui s’éloigne finissant par se rapprocher, mais l’éternel retour entrant en jeu, la scène se reproduirait à l’identique. C’est sans compter que les trains s’arrêtent, sans compter la vie des gares, l’usure mécanique, les déraillements, sans compte le sillage de la mélancolie – le paysage entrevu et de suite rejeté, étiré, l’immobilité du corps guignant le défilement du monde  – et l’uchronie réalisée: tu es monté dans l’autre voiture, tu es descendu dans cette gare accueillante, inconnue.