Catégorie : Chrestomathie

#136

J’étais sur la route
Une seconde pour la vie et
Tu ne m’as pas regardée
— Mais qu’espères-tu des yeux ?

Michel Deguy

LE GRAND JEU – Julien Gracq

Ce je ne sais quoi d’inconsistant qui flotte sur les quartiers proches des gares — la fécondité des grands nuages blancs de juin sur les prairies vertes, tout mangés d’azur sur les bords comme des veines bleues qui deviennent lait dans une mamelle — ce tendre glacis d’eau sur les yeux, sur les lèvres, cet ombilic de Vénus anadyomène par où baignera toujours pour moi dans quelle eau-mère la plus touchante des femmes — le hérissement soudain des eaux et des feuilles dans la lumière poudreuse d’un matin d’été brumeux le long des prairies couchées et des saules des grands fleuves — ce choc au cœur devant les paysages solennels de clairières, plus émouvantes entre les lisières de forêts rangées que le champ de bataille encore vierge, le concert prodigieux de silence qui sépare deux armées avant le chant de la trompette — ce tendre rose de fleur, cette effusion de pétales qui s’éveille au cœur du métal chauffé et rougit pour moi seul les grands drapeaux de tôle, l’estampage immaculé des arums et des lis, — le crépuscule soudain, la petite mort mélancolique des cloches dans les après-midi écrasés de soleil des dimanches — les grands sphinx qui s’allongent au crépuscule sur les étangs brumeux des stades — le front à perte de vue sur les plaines d’un bois de légende comme le mur d’une cataracte de silence — aux douze coups de minuit le fantasme interdit d’un théâtre d’or et de pourpre, glacé, nacré, cloisonné, lamelle comme un coquillage, déserté comme une termitière après l’égorgement rituel, dans un maëlstrom de pinces et de griffes, du couple royal — les délirantes géométries euclidiennes des gares de triage — les majestueuses processions de meubles d’un autre âge, les grands charrois de lits-clos des trains de marchandises, — le visage souverain, clos et scellé comme un marbre, d’un coureur de demi-fond suspendu au-dessus d’un virage, comme un homme qui plonge à cheval dans la mer — le mancenillier abondant des lustres de Venise — le charme des forêts désaffectées des environs de Paris, où parfois un seul château d’eau veille sur d’immenses solitudes — j’ai parfois songé à retourner ces vignettes obsédantes, ces tarots d’un jeu de cartes fourbe — à chercher pour qui ces figures à jamais en moi singulières pouvaient n’avoir qu’un même envers.

Je parle des pierres

Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. Elles n’intéressent ni l’archéologue ni l’artiste ni le diamantaire. Personne n’en fit des palais, des statues, des bijoux ; ou des digues, des remparts, des tombeaux. Elles ne sont ni utiles ni renommées. Leurs facettes ne brillent sur aucun anneau, sur aucun diadème. Elle ne publient pas, gravées en caractères ineffables, des listes de victoires, des lois d’Empire. Ni bornes ni stèles, pourtant exposées aux intempéries, mais sans honneur ni révérence, elles n’attestent qu’elles.

L’architecture, la sculpture, la glyptique, la mosaïque, la joaillerie n’en ont rien fait. Elles sont du début de la planète, parfois venues d’une autre étoile. Elles portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute. Elles sont d’avant l’homme ; et l’homme, quand il est venu, ne les a pas marquées de l’empreinte de son art ou de son industrie. Il ne les a pas manufacturées, les destinant à quel usage trivial, luxueux ou historique. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire.

Elles ne sont taillées à l’effigie de personne, ni homme ni bête ni fable. Elles n’ont connu d’outils que ceux qui servaient à les révéler ; le marteau à cliver, pour manifester leur géométrie latente, la meule à polir pour montrer leur grain ou pour réveiller leurs couleurs éteintes. Elles sont demeurées ce qu’elles étaient, parfois plus fraîches et plus lisibles, mais toujours dans leur vérité : elles-mêmes et rien d’autre.

Je parle des pierres que rien n’altéra jamais que la violence des sévices tectoniques et la lente usure qui commença avec le temps, avec elles. Je parle des gemmes avant la taille, des pépites avant la fonte, du gel profond des cristaux avant l’intervention du lapidaire.

Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et quinconces, des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image ; de telle pierre pan de chevelure opaque et raide comme mèche de noyée, mais qui ne ruisselle sur aucune tempe là où dans un canal bleu devient plus visible et plus vulnérable une sève ; de telles pierres papier défroissé, incombustible et saupoudré d’étincelles incertaines ; ou vase le plus étanche où danse et prend encore son niveau derrière les seules parois absolues un liquide devant l’eau et qu’il fallut, pour préserver, un cumul de miracles.

Je parle de pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies, quand elle eut la fortune d’y éclore. Je parle des pierres qui n’ont même pas à attendre la mort et qui n’ont rien à faire que laisser glisser sur leur surface le sable, l’averse ou le ressac, la tempête, le temps.

L’homme leur envie la durée, la dureté, l’intransigeance et l’éclat, d’être lisses et impénétrables, et entières même brisées. Elles sont le feu et l’eau dans la même transparence immortelle, visitée parfois de l’iris et parfois d’une buée. Elles lui apportent, qui tiennent dans sa paume, la pureté, le froid et la distance des astres, plusieurs sérénités.

Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que l’art des jardins et celui des bouquets – et il lui resterait encore beaucoup à dire – ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère.

Roger Caillois

La huppe

La notion d´un rouge qui serait bleu, d´un dehors qui serait un dedans, d´un tout cela qui serait un corps que des mains , d´une nature inconnue, cloueraient suant à des coussins de ténèbre, passa gracieusement, huppe dans l´air frais, et vint se percher sur une pierre.

Yves Bonnefoy

Urbanisme

À propos de ces fameux trois milliards d’êtres humains, dont on fait une montagne : j’ai calculé, moi, qu’en les logeant tous dans des maisons de quarante étages – dont l’architecture resterait à définir mais quarante étages et pas un de plus, cela ne fait même pas la tour Montparnasse, monsieur – , dans des appartements de surface moyenne, mes calculs sont raisonnables : que ces maisons constituent une ville, je dis bien : une seule, dont les rues auraient dix mètres de large, ce qui est tout à fait correct. Eh bien, cette ville, monsieur, couvrirait la moitié de la France ; pas un kilomètre carré de plus. Tout le reste serait complètement libre. Vous pouvez vérifier les calculs, je les ai faits et refaits, ils sont absolument exacts. Vous trouvez mon projet stupide? il ne me resterait plus qu’à trouver l’emplacement de cette ville unique et le problème serait réglé. Plus de conflits, plus de pays riche, plus de pays pauvre, tout le monde a la même enseigne, et les réserves pour tout le monde. Vous voyez, Albury, je suis un peu communiste, moi aussi, à ma manière.

Koltès

Pastèques

Des bouddhas verts
Sur l’étal des fruits
On mange le sourire
On crache les dents.

Charles Simic

 

Je ne sais pas si Fernando Pessoa a vraiment existé

Je ne sais pas si Fernando Pessoa a vraiment existé
(en admettant que nous sachions ce qu’exister veut dire),
mais je pense qu’il existe autant
que chacun de nous pense qu’il existe.
Et qu’en ce sens il est unique.
Non pas au sens où chacun de nous est unique
– ou croit l’être –
mais au sens où Fernando Pessoa est unique,
c’est-à-dire comme un géranium
au milieu d’autres géraniums,
c’est-à-dire comme tout le monde.

Ce qui le rend différent de beaucoup d’autres poètes
c’est son indifférence à tout,
y compris à la poésie et à l’indifférence.
Son indifférence n’est pas une pose, ni une attitude.
Elle est l’expression d’une intelligence en alerte.
Pour Fernando Pessoa, être intelligent c’est douter de tout,
y compris de l’intelligence et du doute,
c’est chercher à se défaire de ce qu’on a appris.
Fernando Pessoa manie son intelligence
comme le contrebandier de Valery Larbaud se sert
de son petit miroir de poche
pour s’assurer que les douaniers ne sont pas à ses trousses.
Je crois qu’il avait un regard de mouche.
Que ses yeux de mouche lui permettaient de tout voir
en même temps, une chose et son contraire,
plus quelque chose qui n’est pas exactement son contraire
et qui est, en fin de compte, la même chose.

En admettant que Fernando Pessoa ait jamais existé
(et que l’on soit tombé d’accord sur ce qu’exister veut dire),
je pense qu’il était ce qu’on pourrait appeler solitaire,
et qu’être solitaire comme j’imagine qu’il le fut
c’est être présent partout à la fois et présent nulle part,
c’est être en même temps tout le monde et personne.
Être Fernando Pessoa c’est être tout, à soi tout seul.
Et quelque chose qui a un rapport avec le sommeil.

T.S. Eliot avait besoin de Dieu pour aimer
et pour écrire ce qu’il a écrit.
La métaphysique donnait la nausée à Fernando Pessoa
parce que la métaphysique implique une dualité
qui lui soulevait le cœur.
Cette nausée de l’âme (qu’il entretenait
en écrivant ce qu’il écrivait)
lui fit écrire ce qu’il a écrit
jusqu’à ne plus pouvoir penser, jusqu’à cet épuisement
qui a un rapport avec le sommeil.

La dévorante banalité des choses quotidiennes
est son point de départ et son point d’arrivée.
Il ne prend pas une chose quelconque de la réalité de tous les jours
pour la monter en épingle et lui donner un sens
plus haut, ni aucun autre sens en dehors d’elle-même.
Il prend une chose banale qu’il expose un moment
à la lumière trompeuse de la métaphysique
pour la reposer, inchangée – ou presque –
dans la banalité dévorante des choses quotidiennes.

Seïgen Ishin affirmait qu’avant d’étudier le Zen
sous la conduite d’un bon maître
les montagnes sont des montagnes et les eaux sont des eaux.
Que, parvenu à une certaine vision intérieure de la vérité,
les montagnes ne sont plus des montagnes
et les eaux ne sont plus des eaux.
Mais qu’une fois atteint l’asile du repos,
de nouveau les montagnes sont des montagnes
et les eaux sont des eaux.
Je ne comprends pas très bien ce que cela veut dire,
mais je pense que Fernando Pessoa aurait été content
d’entendre cela.

Sans l’ombre d’un doute, c’est autour de cela,
ou de quelque chose d’approchant, que tourne sa lucidité
et sa rhétorique de géranium.

Emmanuel Hocquard