Pierre Reverdy
Catégorie : Chrestomathie
Degas Danse Dessin – Paul Valéry
Mallarmé dit que la danseuse n’est pas une femme qui danse, car ce n’est point une femme, et elle ne danse pas.
Cette remarque profonde n’est pas seulement profonde : elle est vraie ; et elle n’est pas seulement vraie, c’est-à-dire se fortifiant toujours plus à la réflexion, mais encore elle est vérifiable, et je l’ai vue vérifiée.
La plus libre, la plus souple, la plus voluptueuse des danses prossibles m’apparut sur un écran où l’on montrait de grandes Méduses : ce n’étaient point des femmes et elles ne dansaient pas.
Point des femmes, mais des êtres d’une substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre follement irritables, dômes de soie flottante, couronnes hyalines, longues lanières vives toutes courues d’ondes rapides, franges et fronces qu’elles plissent, déplissent ; cependant qu’elles se retournent, se déforment, s’envolent, aussi fluides que le fluide massif qui les presse, les épouse, les soutient de toutes parts, leur fait place à la moindre inflexion et les remplace dans leur forme. Là, dans la plénitude incompressible de l’eau qui semble ne leur opposer aucune résistance, ces créatures disposent de l’idéal de la mobilité, y détendent, y ramassent leur rayonnante symétrie. Point de sol, point de solides pour ces danseuses absolues ; point de planches ; mais un milieu où l’on s’appuie par tous les points qui cèdent vers où l’on veut. Point de solides, non plus, dans leur corps de cristal élastique, point d’os, point d’articulations, de liaisons invariables, de segments que l’on puisse compter…
Point des femmes, mais des êtres d’une substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre follement irritables, dômes de soie flottante, couronnes hyalines, longues lanières vives toutes courues d’ondes rapides, franges et fronces qu’elles plissent, déplissent ; cependant qu’elles se retournent, se déforment, s’envolent, aussi fluides que le fluide massif qui les presse, les épouse, les soutient de toutes parts, leur fait place à la moindre inflexion et les remplace dans leur forme. Là, dans la plénitude incompressible de l’eau qui semble ne leur opposer aucune résistance, ces créatures disposent de l’idéal de la mobilité, y détendent, y ramassent leur rayonnante symétrie. Point de sol, point de solides pour ces danseuses absolues ; point de planches ; mais un milieu où l’on s’appuie par tous les points qui cèdent vers où l’on veut. Point de solides, non plus, dans leur corps de cristal élastique, point d’os, point d’articulations, de liaisons invariables, de segments que l’on puisse compter…
Rémanence – René Char
De quoi souffres-tu ? Comme si s’éveillait dans la maison sans bruit l’ascendant d’un visage qu’un aigre miroir semblait avoir figé. Comme si, la haute lampe et son éclat abaissés sur une assiette aveugle, tu soulevais vers ta gorge serrée la table ancienne avec ses fruits. Comme si tu revivais tes fugues dans la vapeur du matin à la rencontre de la révolte tant chérie, elle qui sut, mieux que toute tendresse, te secourir et t’élever. Comme si tu condamnais, tandis que ton amour dort, le portail souverain et le chemin qui y conduit.
De quoi souffres-tu ? De l’irréel intact dans le réel dévasté. De leurs détours aventureux cerclés d’appels et de sang. De ce qui fut choisi et ne fut pas touché, de la rive du bond au rivage gagné, du présent irréfléchi qui disparaît. D’une étoile qui s’est, la folle, rapprochée et qui va mourir avant moi.
La chien – Francis Ponge
Libre en allant je lis beaucoup, m’efforce par devoir de penser par ma foi par deux fois sur ces traces.
Amis…, voici…!
(Si j’ai pu m’exprimer j’aurai quelques lecteurs.)
Le Verbe Être – André Breton
Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n’a pas d’ailes, il ne se tient pas nécessairement à une table desservie sur une terrasse, le soir, au bord de la mer. C’est le désespoir et ce n’est pas le retour d’une quantité de petits faits comme des graines qui quittent à la nuit tombante un sillon pour un autre. Ce n’est pas la mousse sur une pierre ou le verre à boire. C’est un bateau criblé de neige, si vous voulez, comme les oiseaux qui tombent et leur sang n’a pas la moindre épaisseur. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Une forme très petite, délimitée par un bijou de cheveux. C’est le désespoir. Un collier de perles pour lequel on ne saurait trouver de fermoir et dont l’existence ne tient pas même à un fil, voilà le désespoir. Le reste, nous n’en parlons pas. Nous n’avons pas fini de deséspérer, si nous commençons. Moi je désespère de l’abat-jour vers quatre heures, je désespère de l’éventail vers minuit, je désespère de la cigarette des condamnés. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n’a pas de coeur, la main reste toujours au désespoir hors d’haleine, au désespoir dont les glaces ne nous disent jamais s’il est mort. Je vis de ce désespoir qui m’enchante. J’aime cette mouche bleue qui vole dans le ciel à l’heure où les étoiles chantonnent. Je connais dans ses grandes lignes le désespoir aux longs étonnements grêles, le désespoir de la fierté, le désespoir de la colère. Je me lève chaque jour comme tout le monde et je détends les bras sur un papier à fleurs, je ne me souviens de rien, et c’est toujours avec désespoir que je découvre les beaux arbres déracinés de la nuit. L’air de la chambre est beau comme des baguettes de tambour. Il fait un temps de temps. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. C’est comme le vent du rideau qui me tend la perche. A-t-on idée d’un désespoir pareil! Au feu! Ah! ils vont encore venir… Et les annonces de journal, et les réclames lumineuses le long du canal. Tas de sable, espèce de tas de sable! Dans ses grandes lignes le désespoir n’a pas d’importance. C’est une corvée d’arbres qui va encore faire une forêt, c’est une corvée d’étoiles qui va encore faire un jour de moins, c’est une corvée de jours de moins qui va encore faire ma vie.
La mer supérieure – Paul Claudel
Ayant monté un jour, j’atteins le niveau, et, dans son bassin de montagnes où de noires îles émergent, je vois au loin la Mer Supérieure.
Certes, par un chemin hasardeux, il m’est loisible d’en gagner les bords, mais que j’en suive le contour ou qu’il me plaise d’embarquer, cette surface demeure impénétrable à la vue.
Ou, donc, je jouerai de la flûte : je battrai le tamtam, et la batelière qui, debout sur une jambe comme une cigogne, tandis que de l’autre genou elle tient son enfant attaché à sa mamelle, conduit son sampan à travers les eaux plates, croira que les dieux derrière le rideau tiré de la nue se jouent dans la cour de leur temple.
Ou, délaçant mon soulier, je le lancerai au travers du lac. Où il tombe, le passant se prosterne, et l’ayant recueilli, avec superstition il l’honore de quatre bâtons d’encens.
Ou, renversant mes mains autour de ma bouche, je crie des noms : le mot d’abord meurt, puis le son ; et, le sens seul ayant atteint les oreilles de quelqu’un, il se tourne de côté et d’autre, comme celui qui s’entend appeler en rêve s’efforce de rompre le lien.
Lucrèce – Poète – Marcel Schowb
Lucrèce apparut dans une grande famille qui s’était retirée loin de la vie civile. Ses premiers jours reçurent l’ombre du porche noir d’une haute maison dressée dans la montagne. L’atrium était sévère et les esclaves muets. Il fut entouré, dès l’enfance, par le mépris de la politique et des hommes. Le noble Memmius, qui avait son âge, subit, dans la forêt, les jeux que Lucrèce lui imposa. Ensemble, ils s’étonnèrent devant les rides des vieux arbres et épièrent le tremblement des feuilles sous le soleil, comme un voile viride de lumière jonché de taches d’or. Ils considérèrent souvent les dos rayés des pourceaux sauvages qui humaient le sol. Ils traversèrent des fusées frémissantes d’abeilles et des bandes mobiles de fourmis en marche. Et un jour ils parvinrent, en débouchant d’un taillis, à une clairière tout entourée d’anciens chênes-lièges, si étroitement assis, que leur cercle creusait dans le ciel un puits de bleu. Le repos de cet asile était infini. Il semblait qu’on fût dans une large route claire qui allait vers le haut de l’air divin. Lucrèce y fut touché par la bénédiction des espaces calmes.
Avec Memmius il quitta le temple serein de la forêt pour étudier l’éloquence à Rome. L’ancien gentilhomme qui gouvernait la haute maison lui donna un professeur grec et lui enjoignit de ne revenir que lorsqu’il posséderait l’art de mépriser les actions humaines. Lucrèce ne le revit plus. Il mourut solitaire, exécrant le tumulte de la société. Quand Lucrèce revint, il ramenait dans la haute maison vide, vers l’atrium sévère et parmi les esclaves muets, une femme africaine, belle, barbare et méchante. Memmius était retourné dans la maison de ses pères. Lucrèce avait vu les factions sanglantes, les guerres de partis et la corruption politique. Il était amoureux.
Et d’abord sa vie fut enchantée. Contre les tentures des murailles, la femme africaine appuyait les masses contournées de sa chevelure. Tout son corps épousait longuement les lits de repos. Elle entourait les cratères pleins de vin écumeux de ses bras chargés d’émeraudes translucides. Elle avait une façon étrange de lever un doigt et de secouer le front. Ses sourires avaient une source profonde et ténébreuse comme les fleuves d’Afrique. Au lieu de filer la laine, elle la déchiquetait patiemment en petits flocons qui volaient autour d’elle.
Lucrèce souhaitait ardemment se fondre à ce beau corps. Il étreignait ses seins métalliques et attachait sa bouche sur ses lèvres d’un violet sombre. Les paroles d’amour passèrent de l’un à l’autre, furent soupirées, les firent rire et s’usèrent. Ils touchèrent le voile flexible et opaque qui sépare les amants. Leur volupté eut plus de fureur et désira changer de personne. Elle arriva jusqu’à l’extrémité aiguë où elle s’épand autour de la chair, sans pénétrer jusqu’aux entrailles. L’Africaine se recroquevilla dans son cœur étranger. Lucrèce se désespéra de ne pouvoir accomplir l’amour. La femme devint hautaine, morne et silencieuse, pareille à l’atrium et aux esclaves. Lucrèce erra dans la salle des livres.
Ce fut là qu’il déplia le rouleau où un scribe avait copié le traité d’Epicure.
Aussitôt il comprit la variété des choses de ce monde, et l’inutilité de s’efforcer vers les idées. L’univers lui parut semblable aux petits flocons de laine que les doigts de l’Africaine éparpillaient dans les salles. Les grappes d’abeilles et les colonnes de fourmis et le tissu mouvant des feuilles lui furent des groupements de groupements d’atomes. Et dans tout son corps il sentit un peuple invisible et discord, avide de se séparer. Et les regards lui semblèrent des rayons plus subtilement charnus, et l’image de la belle barbare, une mosaïque agréable et colorée, et il éprouva que la fin du mouvement de cette infinité était triste et vaine. Ainsi que les factions ensanglantées de Rome, avec leurs troupes de clients armés et insulteurs il contempla le tourbillonnement de troupeaux d’atomes teints du même sang et qui se disputent uns obscure suprématie. Et il vit que la dissolution de la mort n’était que l’affranchissement de cette tourbe turbulente qui se rue vers mille autres mouvements inutiles.
Or, quand Lucrèce eut été instruit ainsi par le rouleau de papyrus, où les mots grecs comme les atomes du monde étaient tissés les uns dans les autres, il sortit dans la forêt par le porche noir de la haute maison des ancêtres. Et il aperçut le dos des pourceaux rayés qui avaient toujours le nez dirigé vers la terre. Puis, traversant le taillis, il se trouva soudain au milieu du temple serein de la forêt, et ses yeux plongèrent dans le puits bleu du ciel. Ce fut là qu’il plaça son repos.
De là il contempla l’immensité fourmillante de l’univers ; toutes les pierres, toutes les plantes, tous les arbres, tous les animaux, tous les hommes, avec leurs couleurs, avec leurs passions, avec leurs instruments, et l’histoire de ces choses diverses, et leur naissance, et leurs maladies, et leur mort. Et parmi la mort totale et nécessaire, il perçut clairement la mort unique de l’Africaine, et pleura.
Il savait que les pleurs viennent d’un mouvement particulier des petites glandes qui sont sous les paupières, et qui sont agitées par une procession d’atomes sortie du cœur, lorsque le cœur lui-même a été frappé par la succession d’images colorées qui se détachent de la surface du corps d’une femme aimée. Il savait que l’amour n’est causé que par le gonflement des atomes qui désirent se joindre à d’autres atomes. Il savait que la tristesse causée par la mort n’est que la pire des illusions terrestres, puisque la morte avait cessé d’être malheureuse et de souffrir, tandis que celui qui la pleurait s’affligeait de ses propres maux et songeait ténébreusement à sa propre mort. Il savait qu’il ne reste de nous aucun double simulacre pour verser des larmes sur son propre cadavre étendu à ses pieds. Mais, connaissant exactement la tristesse et l’amour et la mort, et que ce sont de vaines images lorsqu’on les contemple de l’espace calme où il faut s’enfermer, il continua de pleurer, et de désirer l’amour, et de craindre la mort.
Voilà pourquoi, étant rentré dans la haute et sombre maison des ancêtres, il s’approcha de la belle Africaine, qui faisait cuire un breuvage sur un brasier dans un pot de métal. Car elle avait songé à part, elle aussi, et ses pensées étaient remontées à la source mystérieuse de son sourire. Lucrèce considéra le breuvage encore bouillonnant. Il s’éclaircit peu à peu et devint pareil à un ciel trouble et vert. Et la belle Africaine secoua le front et leva un doigt. Alors Lucrèce but le philtre. Et tout aussitôt sa raison disparut, et il oublia tous les mots grecs du rouleau de papyrus. Et pour la première fois, étant fou, il connut l’amour ; et dans la nuit, ayant été empoisonné, il connut la mort.
Lac – Jean Echenoz
Il n’y avait pas de lac ici, dans le temps, c’étaient de grandes carrières de sable qu’on a comblées. On a mis de l’eau dedans, posé des barques dessus, on a gardé un peu de sable pour inventer une plage non loin de laquelle on a planté dans l’eau un mât de fort diamètre hérissé de plongeoirs, de plates-formes et d’échelles métalliques, et qui a l’air d’un derrick peint en blanc. L’été prochain flotteront aussi les pédalos, glisseront les planches à voile et souffleront les pagayeurs ; chaque soir l’une des barques, à moitié immergée, tiendra le rôle du contre-ut dans le grand final du crépuscule, mais nous n’en sommes pas là. Pour le moment c’est le début du printemps, c’est la fin de l’heure du thé, le ciel s’est dégagé. Fil-de-fériste sur la ligne d’horizon brisée, le soleil se déverse par seaux de vermillon dans l’eau glacée du lac artificiel.
Fenêtres ouvertes – Victor Hugo
Le matin – En dormant
J’entends des voix. Lueurs à travers ma paupière.
Une cloche est en branle à l’église Saint-Pierre.
Cris des baigneurs. Plus près ! plus loin ! non, par ici !
Non, par là ! Les oiseaux gazouillent, Jeanne aussi.
Georges l’appelle. Chant des coqs. Une truelle
Racle un toit. Des chevaux passent dans la ruelle.
Grincement d’une faux qui coupe le gazon.
Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison.
Bruits du port. Sifflement des machines chauffées.
Musique militaire arrivant par bouffées.
Brouhaha sur le quai. Voix françaises. Merci.
Bonjour. Adieu. Sans doute il est tard, car voici
Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge.
Vacarme de marteaux lointains dans une forge.
L’eau clapote. On entend haleter un steamer.
Une mouche entre. Souffle immense de la mer.
La lente procession des pronoms
La lente procession des pronoms,
les noms. Les adjectifs, les auxiliaires.
Toujours tu espérais dire l’instant
entre signifiant et signifié.
Entre nous, ce pont malade.
(Je le ferai tomber, avant que tu ne viennes)
Giulia Martini – Traduction TM
La lenta processione dei pronomi,
i nomi. gli aggettivi, gli ausiliari.
Sempre speravi di dire l’istante
tra significante e significato.
Tra di noi c’è questo ponte malato.
(Ma lo farò crollare, prima che tu venga).