Sa vie lui apparut comme un couteau de Lichtenberg. Il empoigna le manche (le passé), et mit à sa place une tige de durée nouvelle, pure et vide: oubli. Mais était-ce bien encore cela, sa vie ?
Il changea ensuite la lame (son vieil avenir d’autrefois, usé et sali), non sans se couper plusieurs fois le doigt, par maladresse. Rien de sa vie n’était demeuré semblable, après ces transformations.
Alors il pensa que cela avait été une manipulation trop grossière pour rendre compte de ce qu’il venait de ressentir, que sa vie était plutôt le Navire des Argonautes, ou qu’il avait vécu en fait changeant une à une les planches vermoulues, les planches de la durée, chacune contenant un peu de son passé, un peu de son futur, les remplaçant une à une par de la durée neuve, d’un bois neuf, verni, en équilibre sur la jointure du présent; et que telle avait été sa vie jusqu’au moment où il n’était pas resté une seule planche intacte ayant appartenu à la première forme du vaisseau.
Sa vie ? Elle avait été ce vêtement dont chaque jour, dans la hâte, il avait remplacé un fil d’or usé par un fil de lin ou de laine, grossier, et quand tous les fils d’or de l’avenir avaient disparu, au terme d’un changement continu, insensible, il n’était resté que cela, terne. Mais pouvait-on encore parler d’une vie ?